Ombre parmi les ombres, sa silhouette se glissait entre les rues sinueuses. Se coulait, se fondait dans l’obscurité. Nuit plutôt que lumière, elle aime la sensation d’invisibilité que lui procurent les ténèbres lorsqu’elle allie son corps avec leur noirceur.
Le soleil subit irradiant d’un réverbère l’éblouit. Elle s’arrêta. Son éclat lui rappelait celui de la lampe de poche lorsque quelques heures plus tôt, prenant enfin sa décision, elle s’était levée de son lit et avait griffonné à la hâte quelques mots destinés à son père.

« Papa, je pars pour le Groix. Je rentrerai bientôt. Bisous.»

Certains auraient pu apparenter sa disparition à une fugue. Pourtant, ce n’en était pas une. À seize ans et quelques jours, elle avait le droit, contrairement à la plupart des adolescents de son âge, de sortir tard le soir à l’improviste ou de parcourir des régions entières sans prévenir ses parents. « Tant que tu reviens », lui disait toujours son père en lui ébouriffant affectueusement les cheveux.

Dehors, pas un bruit ; la nuit semblait avoir noyé passants, clarté et sons en son manteau sombre. Étrange. Que ce soit à … ou à …, la Bretagne ne connaît pas le silence et résonne de cris et de rires toute la journée.
Elle poursuivait cependant sa route, insouciante, traversait un passage piéton, bifurquait à gauche, tournait à droite… La mer. Elle voulait voir la mer. Son odeur salée la guidait à travers le dédale de ruelles qui sinuaient, s’entrecroisaient, se mêlaient et s’enlaçaient pour former un labyrinthe dont elle seule pouvait la libérer.
Tandis qu’elle déambulait dans la ville, elle se remémora le désir qui avait grandi en elle au cours des derniers jours. Avertie qu’un festival de musiciens se tiendrait à l’île du Groix, elle avait été séduite par la perspective d’y séjourner, ne serait-ce que pour assister aux concerts des violonistes qui se dérouleraient au long de la semaine. Ne serait-ce que pour se laisser bercer par la mélodie puissante vibrant à travers le bois de l’instrument. Ne serait-ce que pour percevoir l’Envol de l’archet, le frôlement sensuel du crin et des cordes. Ne serait-ce que pour s’abandonner tout entière aux notes, ces notes qui, magiques, recréeraient le monde dès qu’elle sortait son violon de l’étui. La Musique était pour elle un monde inexploré, tout comme celui du Groix, qu’elle découvrirait bientôt.
L’île la fascinait. Les mystères qui régnaient sur son compte n’ajoutaient qu’un peu au charme de cet endroit si étrange et reculé de la Bretagne. Elle avait néanmoins longuement hésité à entreprendre ce voyage. Un instinct, cet instinct qu’elle avait toujours suivi, pulsait en elle à la manière d’un second cœur et lui soufflait d’ignorer les atouts du Groix et se concentrer sur l’essentiel : les étranges bruits qui couraient à son propos étaient peut-être vrais. Que ferait-elle s’il lui était impossible de revenir chez elle, emprisonnée à jamais dans la brume bretonne qui ceignait le Groix ?
Choisissant d’ignorer son pressentiment, elle avait relégué ces questions au plus profond d’elle-même, attendant de pouvoir leur donner une réponse. Erreur. Elle aurait dû s’écouter…


PAS FINI